Une Afrique homophobe?
Patrick Awondo, Peter Geschiere, Graeme Reid, Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard, Élisabeth Marteu, “Une Afrique homophobe? Sur quelques trajectoires de politisation de l’homosexualité : Cameroun, Ouganda, Sénégal et Afrique du Sud [1]”, dans Raisons politiques (France), 2013/1 (n° 49), pages 95-99
La première décennie de ce siècle a été marquée par une soudaine émergence de l’« homosexualité » comme enjeu majeur dans l’espace public de nombreux pays d’Afrique. Bien entendu, ce phénomène s’inscrit dans une histoire plus longue, notamment dans la partie sud du continent. Les présidents Mugabe au Zimbabwe et Nujoma en Namibie ont lancé leurs attaques contre l’homosexualité vue comme une dépravation importée de l’Occident dans les années 1990 [2].
À la même époque, la bataille autour de la Constitution sud-africaine – avec sa fameuse clause interdisant explicitement la discrimination en raison de l’orientation sexuelle – a fait de l’homosexualité un fait politique important dans ce pays également.
Mais ce n’est que dans la dernière décennie que s’est manifestée, ailleurs sur le continent, une explosion de préoccupations populaires – souvent encouragée par les leaders politiques et religieux – autour de l’homosexualité, et une soudaine intensification des persécu- tions gouvernementales, notamment à l’encontre des jeunes hommes « gays ». L’irruption de ces manifestations anti-homosexuelles fut une sur- prise pour de nombreux observateurs [3].
De manière indicative : au Cameroun, le gouvernement a intensifié les persécutions policières et judiciaires depuis 2006 à la suite de la publica- tion par plusieurs journaux de listes d’« homosexuels hauts placés » – ces publications visaient à dénoncer certaines pratiques parmi les élites du pays. Depuis, l’indignation populaire continue de croître. Dans au moins quatre pays (le Maroc, le Sénégal, le Nigéria et le Malawi), des affaires de « mariages homosexuels » – deux jeunes hommes photographiés au cours d’un (faux ?) mariage – ont créé d’importants remous dans la population et ont eu des effets très problématiques pour les personnes concernées.
En 2009, le politicien ougandais David Bahati, apparemment soutenu par des missionnaires américains, a proposé une loi visant à imposer la peine de mort pour les cas d’« homosexualité aggravée [4]». La pression internationale a per- suadé le président Museveni de déclarer la loi « enjeu de politique étrangère » et à s’assurer que les discussions la concernant s’éterniseraient au Parlement, malgré un fort soutien des députés en sa faveur (la dernière fois que la loi a été proposée les parlementaires ont spontanément scandé « notre loi, notre loi ! »).
En 2011 au Ghana, la déclaration du Premier ministre britannique David Cameron lors d’une rencontre des chefs de gouvernement du Commonwealth, selon laquelle certaines formes d’aides bilatérales au développement pourraient être reconsidérées si le pays ne décriminalisait pas les comportements homo- sexuels, avait été accueillie par une indignation massive. Des porte-paroles pen- tecôtistes avaient notamment indiqué que le gouvernement ne devrait pas renoncer à ses principes pour sauvegarder les aides au développement.
À travers le continent, la forte pression internationale des organisations pour les droits humains en faveur des lois abolissant la criminalisation de l’homosexualité continue de susciter des réactions enflammées [5]. Dans de nombreux cas la fureur a conduit à des agressions contre de jeunes hommes, mais aussi de lesbiennes. Dans certains pays (l’Afrique du Sud et la Namibie), les viols col- lectifs des lesbiennes sont devenus monnaie courante, et dans ces pays les associations lesbiennes sont en première ligne des protestations [6].
Il est important de souligner que ce tollé a été renforcé par la rapide crois- sance des organisations LGBT sur le continent, qui profitaient d’un accès plus important aux fonds de la lutte contre le sida, à travers la catégorie dite MSM [7]. Ce mouvement a facilité la construction de nouveaux réseaux et de nouvelles formes de mobilisations parmi les personnes qui s’identifient comme « homo- sexuelles ou gays ».
Il est évident que cette visibilité accrue a rencontré une montée en puissance de la rhétorique homophobe. Il est également évident que les interventions sur les droits humains venant de l’extérieur ont été amor- cées par les initiatives de nouveaux types d’activistes locaux.
Ces développements ont donné lieu à une attention internationale consi- dérable. Ils ont également alimenté à nouveaux frais des débats plus anciens relatifs à cet enjeu, en particulier la question de l’historicité de l’homosexualité en Afrique. Les professionnels de la politique comme ceux qu’on a cités plus haut, mais aussi des leaders religieux et des porte-paroles traditionnels, ont soutenu que l’idée même de pratiques entre personnes de même sexe était étrangère à l’Afrique et qu’elle avait été importée de l’Occident. Mugabe par exemple l’a taxée d’« importation immorale ».
En 1998 le gouvernement zam- bien a même affirmé que « l’homosexualité est une conspiration norvégienne » (car l’ambassadeur norvégien était intervenu lorsqu’un militant gay zambien s’était retrouvé en difficulté) [8]. D’autres ont au contraire affirmé que les pra- tiques et les identités de personnes du même sexe ont une longue histoire en Afrique et qu’en revanche, c’est l’homophobie plutôt que l’homosexualité qui est une importation occidentale [9]. En effet, les articles de loi criminalisant l’homosexualité ont souvent été copiés sur des lois de l’ancien pouvoir colonial. L’idée même de l’Afrique comme une partie du monde sans contacts entre personnes du même sexe semble remonter à l’explorateur du 19e siècle Richard Burton [10].
Et le langage des campagnes contre l’homosexualité – comme le terme « sodomie » utilisé par Mugabe et d’autres – renvoie à un contexte chré- tien. En effet, les leaders chrétiens (et musulmans) sont souvent une force motrice des campagnes contre l’homosexualité. Pour Neville Hoad [11], l’expres- sion dans un langage chrétien d’une supposée aversion « traditionnelle » à l’égard des pratiques de même sexe représente une illustration évidente d’un absolu « refus de confronter le christianisme comme un héritage colonial ».
Cependant, l’homophobie a également été façonnée par le contexte post- colonial, souvent de façon assez complexe. À propos du Moyen-Orient, Joseph Massad [12] a affirmé que les interventions des militants gays internationaux (il utilise le terme Gay International pour désigner un ensemble d’organisations gays et lesbiennes principalement occidentales) sont sans doute pleines de bonnes intentions, mais ont eu des effets ravageurs sur le terrain. Selon lui, l’imposition discursive de la dyade homo v. hétéro comme universelle (ainsi que l’implique l’idée d’une « identité gay globale ») fait courir le risque de la répression des « désirs et pratiques de même sexe qui refusent d’être assimilés dans cette épistémologie dualiste ».
Pour Joseph Massad, il existe un risque sérieux que l’imposition de ces concepts occidentaux ait de graves consé- quences pour les « hommes pauvres et non-urbains qui ont des contacts de même sexe et ne s’identifient pas nécessairement comme des homosexuels ou des gays [13]».
En Afrique, les déclarations récentes d’activistes locaux ainsi que certains débats académiques font écho à cette violente charge de Massad 14. Une question pertinente, sur laquelle on reviendra, pourrait être de savoir comment et par qui les notions d’homosexualité v. hétérosexualité se diffusent. Et la réponse peut être différente selon chaque situation.
Tous ces débats ont déjà produit une littérature assez importante, incluant des reportages de journalistes et un corpus de plus en plus large d’études aca- démiques. Il est impossible de faire dans cet article une présentation complète de ces travaux [15].
Nous proposons plutôt de nous intéresser à ce qui semble l’axe le plus fécond de ce débat, en tout cas d’un point de vue académique : la tentative de dépasser une opposition simpliste entre une Afrique homophobe et un Occident tolérant (ou dépravé). Il est important de noter que ce ne sont certainement pas seulement les traditionnalistes africains qui créent une telle opposition.
Comme nous l’avons vu, les reportages de la presse internationale et d’autres médias ont également tendance à renforcer ce contraste simpliste en soulignant les occurrences homophobes venant d’Afrique, tout spécialement les plus sensationnalistes – ignorant ainsi les différences considérables et les débats sur le continent. Dans un chapitre de sa récente thèse de doctorat, Patrick Awondo analyse comment les médias, nationaux mais aussi interna- tionaux, contribuent à la cristallisation d’une image monolithique d’une Afrique homophobe [16].
Il s’intéresse au Cameroun, mais il en va de même pour d’autres régions du continent. Il faut également retenir de la lecture d’Awondo sa réflexion sur la « politisation » de l’enjeu, qui met en évidence les diverses façons dont cette politisation se produit, avec, pour chaque cas, des implica- tions spécifiques dans le cours des évènements [17].
Ces deux points d’orientation ouvrent des pistes utiles dans le cadre de cette courte présentation 18. Nous proposons de juxtaposer différentes trajec- toires de politisation de l’enjeu dans quatre pays : le Cameroun, le Sénégal, l’Ouganda et l’Afrique du Sud.
En proposant de courtes ébauches de la façon dont l’enjeu est devenu une préoccupation politique centrale dans chaque cas, et en étant également attentifs aux différences frappantes entre les visions de l’«homosexuel», nous espérons mettre en évidence les spécificités de chaque contexte et leurs différentes implications.
Ceci peut aider à fournir une image de l’enjeu plus nuancée que les représentations dominantes, à la fois à l’inté- rieur et à l’extérieur du continent, d’une Afrique homophobe – sans cependant minimiser l’impact réel des récentes explosions d’homophobie.
Dans nos conclusions, nous reviendrons sur les leçons générales de cette approche plus situationnelle, à la fois dans les termes de l’imposition discursive de la paire « homo/hétéro » comme dyade centrale, et en rapport avec la question encore plus fondamentale de savoir comment une perspective plus diversifiée peut nous aider à trouver une voie plus prudente pour ménager (ou rétablir) davantage de place pour des expressions sexuelles alternatives. (…)
[1] Nous remercions l’African Studies Review de son aimable autorisation de traduire et reproduire ce texte, paru à l’origine sous le titre : « Homophobic Africa ? Towards a More Nuanced View », African Studies Review, vol. 55, no 3, décembre 2012, p. 145-168 (Note de la rédaction).
[2] Voir Human Rights Watch 2003.
[3] Voir sur ce point Christophe Broqua, « L’émergence des minorités sexuelles dans l’espace public en Afrique », Politique Africaine, no 126, juin 2012, p. 5-23, dont la présentation souligne de façon similaire la nécessité de refuser l’image d’une homophobie africaine monolithique. Voir aussi Marc Epprecht, « Sexual Minorities, Human Rights and Public Health Strategies in Africa », African Affairs, vol. 111, no 443, 2012, p. 223-243.
[4] Voir Joanna Sadgrove et al., « Morality Plays and Money Matters : Politics of Homosexuality in Uganda », Journal of Modern African Studies, vol. 50, no 1, 2012, p. 103-129.
[5] Concernant les lois elles-mêmes, il existe d’importantes variations entre les pays. L’homosexualité reste criminalisée dans toutes les anciennes colonies britanniques et portugaises (bien que ceci soit en discussion au Mozambique où le ministre de la Justice a récemment déclaré que les dispositions floues de la loi ne s’appliquaient pas à l’homosexualité). Dans la majorité des anciennes colonies françaises et belges subsahariennes, l’homosexualité n’est la plupart du temps pas criminalisée (l’homosexualité n’était pas un crime dans le code Napoléon). Les exceptions sont la Mauritanie (où la criminalisation inclut la peine de mort), le Sénégal, la Guinée, le Cameroun et le Burundi (où la criminalisation n’a été introduite qu’en 2009).
[6] Voir Ruth Morgan et Saskia Wieringa, Tommy Boys, Lesbian Men, and Ancestral Wives : Female Same-Sex Practices in Africa, Johannesburg, Jacana Media, 2005 ; Robert Lorway, « Defiant Desire : Female Sexual-Gender transgression, Namibia », American Ethnologist, vol. 35, no 1, 2008, p. 20-33 ; Ashley Currier, Out in Africa : LGBT Organizing in Namibia and South Africa, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2012 ; Nonhlalhla Mhkize et al., The Country We Want to Live in : Hate Crimes and Homophobia in the Lives of Black Lesbians South Africans, Cape Town, HSRC Press, 2010 ; Ruth Morgan et al., « Creating Memory and Disseminating Life Stories of LGBTI Living with AIDS », in Vasu Reddy, Theo Sandfort, Laetitia C. Rispel (dir.), From Social Silence to Social Science : Same-Sex Sexuality, HIV and AIDS and Gender in South-Africa, 2009, p. 117-125 ; Graeme Reid et Teresa Dirsuweit, « Understanding Systemic Violence : Homophobic Attacks in Johannesburg and its Surrounds », Urban Forum, vol. 13, no 3, 2002, p. 99-126.
[9] À propos de la longue histoire des pratiques de même sexe en Afrique v. l’idée de l’« homosexualité » comme importation, voir Stephen O. Murray et Will Roscoe (dir.), Boy-Wives and Female Husbands, Studies in African Homosexualities, New York, Palgrave, 1998 ; Marc Epprecht, Hungochani : The History of a Dissident Sexuality in Southern Africa, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2004 ; Graeme Read, How to Be a « Real Gay » Gay Identities in Small-Town South Africa, University of Kwa-Zulu, Natal Press, 2012 ; Rudolph Gaudio, Allah Made Us : Sexual Outlaws in an Islamic African City, Londres, Wiley-Blackwell, 2009 ; Sur l’« Afrique hétérosexuelle » en tant que construction historique, voir également Marc Epprecht, Heterosexual Africa ? The History of an Idea from the Age of Exploration to the Age of Aids, Athens, Ohio University Press, 2008.
[10] Il semble que Burton tenait cette idée de Gibbon (qui voyait l’Angleterre et l’Afrique comme résistant au vice qui avait conduit à l’effondrement de l’empire romain). Voir Neville Hoad, African Intimacies…, op. cit., p. 11 et Marc Epprecht, Heterosexual Africa ?…, op. cit., p. 43.
[11] Neville Hoad, African Intimacies…, op. cit., p. 84.
[12] Joseph A. Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
[13] Ibid., p. 163 et 189 ; et Rudolph Gaudio, Allah Made Us…, op. cit.
[14] Voir Christophe Broqua, « L’émergence des minorités sexuelles dans l’espace public en Afrique », art. cité, p. 19-23 ; Neville Hoad, African Intimacies…, op. cit., p. 83 ; Rudolph Gaudio, Allah Made Us…, op. cit., p. 182.
[15] Pour une présentation plus complète, voir Christophe Broqua, « L’émergence des minorités sexuelles dans l’espace public en Afrique », art. cité.
[16] Patrick Awondo, « Homosexualité, sida et constructions politiques. Ethnographie des trajectoires entre le Cameroun et la France », Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2012.
[17] Dans l’article précédemment cité de Christophe Broqua, celui-ci s’intéresse à la « publicisation » des enjeux. Élise Demange, dans sa contribution, considère cette publicisation comme une forme de stade préliminaire à la « politisation » des enjeux : « De l’abstinence à l’homophobie : La “moralisation” de la société ougandaise, une ressource politique entre Ouganda et États-Unis », Politique Africaine, no 126, juin 2012, p. 27. L’analyse d’Awondo va au-delà de la « publicisation », et soutient que cette dernière existait déjà dans les médias depuis les années 1990 au moins (années de libéralisation de la presse dans de nombreux pays africains). Ce qui est nouveau affirme-t-il, c’est la façon dont la question de l’homosexualité est désormais traitée en Une des médias, en faisant çà et là le lien avec la vie politique : l’État au Cameroun, l’activisme international et national homosexuel au Sénégal et en Ouganda, etc. On n’est donc plus dans la simple publicisation, mais bien dans la politisation, soit un processus de montée en généralité qui déplace l’homosexualité des « faits divers » dans les médias vers la Une, en la positionnant à chaque fois sur une ligne de convergence du discours politique et moral dans les pays. Ce point (le positionnement sur la ligne de convergence du discours moral et politique), est particulièrement saillant au Cameroun où la critique de l’« État corrompu » indexé en 2004 au premier rang de l’ONG américaine de lutte contre la corruption Transparency International , s’articule à la question homosexuelle désormais reformulée par certains médias dans les termes de la « corruption des corps ». Le lien médiatisé entre corruption des élites politico-administratives et homosexualité aura ainsi contribué à rendre cette orientation sexuelle définitivement « inacceptable » pour une partie de l’opinion médiatique qui critique ainsi la propension de l’État à dominer de façon indifférenciée les hommes et les femmes.