Saül, David et Jonathan, une histoire d’amour à trois ?
Réflexions bibliques du professeur Thomas Römer, publiées sur le mensuel protestante Evangile et liberté (France) n° 163, février 2003, troisième partie
L’histoire de ces trois hommes se trouve relatée entre 1 Samuel 13 et 2 Samuel 1. L’histoire raconte l’amour entre Jonathan, fils de Saül et dauphin destiné à succéder à la royauté de son père, et David, originaire de la campagne et venu à la cour, consacré par le prophète Samuel pour devenir le prochain roi sur Israël. Jonathan devrait donc voir en David un concurrent mais, malgré cette situation, ils vont vivre une relation qui a passablement troublé les rabbins et les exégètes modernes. David et Jonathan sont en effet le seul couple d’amis (ou d’amants) dont parle la Bible.
La plupart des commentaires « scientifiques » s’efforcent en effet de démontrer que la liaison entre David et Jonathan n’a absolument rien à voir avec une relation homosexuelle. Par exemple, F. Stolz : « Ce texte ne doit pas être mal interprété. Il n’a absolument rien à voir avec l’homosexualité qui était en usage en Grèce, mais détestée et condamnée en Israël. C’est tout simplement une histoire d’amitié très forte entre deux hommes qui a duré toute une vie. »
De même, Mme Sakenfeld : Quand l’histoire parle d’amour (ahab) le terme est utilisé dans le sens de « loyauté ». Lorsque Jonathan « aime » David, il lui signifie sa loyauté et le narrateur veut ainsi démontrer que David est le roi légitime reconnu même par la famille de Saül.
Un autre argument contre la lecture homosexuelle est avancé par Georg Hentschel. Il écrit : « Il est connu que David aimait les femmes jusqu’à son grand âge. A cause de son attirance pour les femmes on ne peut pas interpréter sa relation avec Jonathan comme une relation amoureuse. D’ailleurs l’homosexualité était interdite en Israël. »
Face à cet argument, il faut dire trois choses : les textes du Lévitique qui interdisent l’homosexualité viennent d’une époque tardive comme nous l’avons vu plus haut ; les histoires de David ont été rédigées avant cette époque. Et ce qu’on interdit ce sont des choses qui existent!
Le fait qu’un homme se marie n’exclut nullement la possibilité qu’il ait des sentiments ou des relations homosexuels. Dans l’Antiquité encore plus qu’aujourd’hui, il était socialement indispensable qu’un homme soit marié. Il était tout simplement impensable que quelqu’un de la position de Jonathan ou de David reste célibataire.
D’ailleurs les mariages étaient aussi contractés avec des intentions diplomatiques et politiques (ce n’est pas par hasard que David épouse entre autres la fille de Saül et Batshéba issue de la noblesse cananéenne…).
Si on lit cette histoire de prè on constate que certaines scènes comportent clairement des allusions d’ordre érotique ou sexuel. Certains exégètes l’ont vu, mais ont essayé de l’expliquer par le fait que seul Jonathan avait des attirances homosexuelles pour David. David aurait profité des sentiments de Jonathan pour s’allier Jonathan contre Saül. Il est apparemment inadmissible que David lui aussi ait pu avoir des sentiments d’amour vis-à-vis de Jonathan.
Notons encore que les écrivains-romanciers qui « réinventent » la biographie de David, contrairement aux exégètes, pensent très souvent que David et Jonathan avaient une liaison érotique (cf. en dernier lieu, Alan Massie, Les mémoires de David).
Parcourons maintenant ce que le texte biblique nous dit: selon 1 Samuel 16, David arrive à la cour de Saül en tant que thérapeute musical pour guérir les dépressions du roi Saül.
1 Samuel 16,21. David rriva auprès de Saül et se mit à son service et Saül l’aima beaucoup et il devient son écuyer (= porteur d’armes). Saül envoya dire à Jessé : « Que David reste donc à mon service, car il a trouvé grâce à mes yeux » (= il me plaît).
La position du porteur d’armes signifie dans le Proche orient ancien une position de confident. La manière dont Saül exprime son attachement à David est ambiguë : « aimer », « trouver grâce aux yeux de… » peut désigner la faveur qu’un supérieur accorde à un inférieur, mais peut également désigner une relation entre un homme et sa femme : Deutéronome 24,1 : divorce si une femme ne trouve plus grâce aux yeux de son mari ; Esther 5, 2 :le roi perse tombe amoureux d’Esther.
Et en 1 Samuel 18,2, on lit : « Saül retint David et ne le laissa pas retourner chez son père ». Cette expression évoque la coutume selon laquelle les femmes, au moment du mariage, quittent la maison de leur père (elles n’y retournent plus, sauf en cas de veuvage ou de divorce : Lévitique 22, 13 ; Juges 19,2).
C’est dans ce même contexte qu’on parle pour la première fois de la relation étroite entre David et Jonathan. Lorsque David eut fini de parler à Saül la nefesh de Jonathan se lia à la nefesh de David et il l’aima comme sa nefesh… Jonathan conclut une alliance avec David, car il l’aimait comme sa propre nefesh.
Se pose d’abord le problème de la traduction de nefesh. Ce mot signifie d’abord la gorge et à partir de cela les différentes pulsions et désirs de l’existence humaine (en Genèse 34,3, par exemple le désir sexuel).
Dans le Cantique des Cantiques 1,7, la femme appelle son amant : « Celui que ma nefesh aime » ; de même en 3,1-4. Suite à ces parallèles, on peut reconnaître un aspect érotique dans l’amour de Jonathan pour David.
1 Samuel 18,3 est également ambigu : « Jonathan fit alliance avec David ». Il peut bien sûr s’agir d’un pacte d’amitié (mais nous n’avons de parallèle pour cela), mais berit peut dans certains textes aussi désigner un contrat matrimonial (Proverbes 2,17 ; Malachie 2,11).
Notons qu’au verset 4, Jonathan enlève tous ses vêtements et se met tout nu devant David. On peut y voir un simple geste symbolique de soumission – Jonathan renonce à son statut royal -mais il y a à mon avis ici de claires connotations érotiques.
On peut dès lors se demander si la jalousie de Saül concerne exclusivement les exploits militaires de David, ou si la relation entre David et Jonathan n’y est pas aussi pour quelque chose. Toujours est-il que Saül cherche à tuer David.
1 Samuel 19,1 : Saül parla à son fils Jonathan et à tous ses serviteurs de son projet de mettre à mort David. Or Jonathan, fils de Saül, avait beaucoup d’affection pour David. Le terme « avoir de l’affection » peut, en hébreu, avoir des connotations sexuelles : par exemple en Genèse 34, 19, Sichem et Dinah Deutéronome 21,14 : si un homme n’éprouve plus de désir pour son esclave-femme.
En 1 Samuel 19, c’est Mikal qui sauve David des projets de Saül, mais en 1 Samuel 20, c’est Jonathan qui considère son amour pour David plus important que la loyauté vis-à-vis de son père (d’ailleurs le verset 3 montre clairement que Saül est au courant de leur liaison).
Ensuite, David et Jonathan élaborent un plan grâce auquel Jonathan peut avertir David des intentions de son père.
20,11. Dans ce contexte Jonathan dit à David : « Allons, sortons à la campagne et tous deux sortirent ». Qui va à la campagne ? Ceux qui veulent être seuls, notamment les amoureux (Cf. le Cantique des Cantiques 7,12 : « Viens mon chéri, sortons à la campagne »). Ce sont exactement les mêmes termes qu’en 20, 11. A la campagne, les deux hommes se disent au revoir. Notons encore que David ne sent apparemment pas le besoin de dire au revoir à sa femme. En 20, 41 le texte dit : Il Ils s’embrassèrent l’un et l’autre et ils pleurèrent l’un sur l’autre.(Après, le texte est obscur : jusqu’à ce que David eut rendu grand… ?).
Le même chapitre nous informe également que Saül est au courant de leur relation.
20,30 : alors Saül s’enflamma contre Jonathan et il dit : « Fils d’une dévoyée. Je sais bien que tu as une liaison avec le fils de Jessé à ta honte et à la honte de la nudité (du sexe) de ta mère ». L’accusation de Saül implique apparemment qu’il est au courant d’une relation érotique entre David et Jonathan. Jonathan qui est ici appelé avec l’équivalent de « fils de pute » est censé porter honte à sa mère.
L’amour de Jonathan pour David représente aux yeux de Saül un tel scandale qu’il équivaut à un inceste avec sa mère – la pire des insultes. Saül ne supporte absolument pas cette relation entre David et Jonathan. Les deux doivent maintenant se séparer pour la suite de l’histoire. David ne reverra plus Jonathan vivant et lorsqu’il reçoit le message de la mort de Saül et de Jonathan, David les pleure les appelant « les aimés et les chéris » et plus spécifiquement Jonathan, disant ce célèbre vers: « Que de peine j’ai pour toi, mon frère Jonathan, toi tu étais mon grand désir; ton amour était pour moi plus merveilleux que l’amour des femmes » (2 Samuel 1, 26). Le terme « merveilleux » est utilisé en Proverbes 30, 18-19 pour décrire « le chemin de l’homme vers la femme », c’est-à-dire l’acte sexuel.
La relation entre David et Jonathan se termine de manière tragique, mais la complainte de David fait partie des plus belles poésies de la Bible hébraïque.
Pour conclure
Contrairement aux interdits du Lévitique et à l’histoire de Sodome et Gomorrhe, les livres de Samuel nous relatent une histoire d’amour entre deux hommes, sans condamner cette relation. Il se peut même que Saül aussi soit décrit comme amoureux de David, comme l’est dans la tradition grecque l’éraste (l’amant, le vieux) par rapport à l’éromène (l’aimé). Nous ne savons pas si cette histoire est déjà influencée par la culture hellénistique (la Palestine entre en contact avec la culture grecque environ vers le VIlle siècle avant J.C.).
On peut sans doute observer de nombreux parallèles avec l’épopée de Gilgamesh et voir en David et Jonathan la version hébraïque de Gilgamesh et Enkidu (cf. le géant, la lamentation, etc.). Evidemment, le texte ne dit jamais explicitement que David et Jonathan ont couché ensemble. C’est pourquoi certains exégètes laissent ouverte la question de savoir si David et Jonathan étaient des homosexuels. Mais il y a beaucoup de mots à connotation érotique qui parlent en faveur d’une relation homosexuelle entre Jonathan et David.
Si cette interprétation est juste, cela ne signifie pas que la Bible entière est prohomosexualité. Par contre, nous voyons qu’à côté des interdits il y a de nombreux textes bibliques qui mettent au premier plan l’amour: que ce soit l’amour hétérosexuel comme dans le Cantique des Cantiques ou l’amour homosexuel comme dans l’histoire de David et Jonathan.