Quand aimer devient un crime. Le contexte historique de la criminalisation des relations entre personnes de même sexe en Afrique subsaharienne
Extrait du rapport de Amnesty International Ltd, Quand aimer devient un crime. La criminalisation des relations entre personnes de même sexe en Afrique subsaharienne, publiée en 2013, pages 14-16
LE CONTEXTE HISTORIQUE DE LA CRIMINALISATION EN AFRIQUE
Souvent, dans le débat sur les droits des LGBTI en Afrique, la culture et la tradition africaines sont invoquées comme arguments contre la sexualité « occidentale » entre personnes de même sexe. Or, la sexualité entre personnes de même sexe et les identités de genre non conventionnelles existent en réalité depuis longtemps en Afrique subsaharienne, et ce sont plutôt les lois qui les pénalisent qui sont, bien souvent, un héritage occidental.
Pourtant, ces dix dernières années, des responsables politiques de la région et des dirigeants religieux de différentes confessions ont qualifié les rapports entre personnes de même sexe et les identités LGBTI de « non africains » afin de s’attirer le soutien des conservateurs. Beaucoup utilisent les médias pour susciter la haine et la crainte à l’égard des personnes LGBTI et, dans certains pays, les avancées dans la protection des droits humains liés à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre sont suivies de violents retours de flamme, souvent utilisés pour priver encore davantage les personnes LGBTI de leurs droits fondamentaux au nom de la « volonté populaire ». Les LGBTI peuvent notamment se voir refuser l’accès aux soins médicaux.
La sexualité entre personnes de même sexe et les identités transgenres ont toujours existé dans les sociétés africaines, comme partout ailleurs dans le monde. Des conceptions différentes du « sexe » dans certaines parties d’Afrique avant la colonisation semblent avoir permis une certaine tolérance à l’égard des relations entre personnes de même sexe22. En outre, des mariages entre femmes ont été recensés dans plus de 40 groupes ethniques en Afrique, répartis dans toute l’Afrique méridionale, au Bénin, au Nigeria, au Kenya et au Soudan du Sud23.
Au Zimbabwe, une peinture rupestre vieille de plus de 2 000 ans montre des relations sexuelles entre hommes24. On sait que les sociétés zoulou, haoussa et yoruba acceptaient les hommes qui ne se conformaient pas à la norme en matière de genre – dont beaucoup avaient des rapports sexuels entre hommes25. Chez les Shonas, les guérisseurs traditionnels attribuaient les orientations sexuelles et les identités de genre non conventionnelles à la possession par des esprits : les personnes ainsi « possédées » n’étaient pas critiquées et étaient même souvent respectées26. La langue shona contient des mots comme murumekadzi (homme-femme), qui désigne un homme prenant le rôle d’une femme, et mukadzirume (femme-homme) qui désigne une femme prenant le rôle d’un homme – dans les deux cas, cela impliquait généralement une relation « hétérosexuelle » avec un autre homme ou une autre femme27. Dans le nord de l’Ouganda, les Langis comptaient parmi eux des hommes appelés mudoko dako, qui étaient traités comme des femmes et pouvaient se marier avec des hommes28. Toujours en Ouganda, il existe une longue tradition de l’homosexualité dans le royaume du Buganda29.
Toutefois, si les différences d’orientation sexuelle et d’identité de genre ont été tolérées – du moins dans une certaine mesure – dans certaines régions d’Afrique avant la colonisation, les puissances coloniales ont importé leurs points de vue sur les normes en matière de sexualité et de genre.
Les Africains ont été encouragés par ces puissances coloniales et leurs religions à considérer que le mépris et la peur à l’égard des personnes exprimant une orientation sexuelle ou une identité de genre non conventionnelles étaient un signe de progrès et de civilisation30. Certains chercheurs pensent que des écrivains coloniaux, bien qu’ayant observé des relations entre personnes de même sexe en Afrique, ont nié l’existence de telles relations31. Dans les modèles coloniaux pour la société africaine, il n’y avait pas de place pour les identités de genre différentes ou la sexualité entre personnes de même sexe.
L’ÉPOQUE COLONIALE
La plupart des puissances coloniales ont imposé dans les régions colonisées des codes pénaux comprenant des lois sur les comportements sexuels (voir les cartes de l’introduction des lois coloniales érigeant en infraction les relations consenties entre personnes de même sexe). Ces lois ne trouvent nullement leur origine dans le droit coutumier local : elles ont été conçues et imposées précisément parce que ces régions colonisées étaient considérées comme des havres pour les « crimes contre-nature », que les puissances européennes voulaient supprimer de leurs nouvelles sociétés32.
Le plus souvent, dans l’Afrique coloniale, les lois érigeant en infraction les rapports consentis entre personnes de même sexe s’inspiraient du droit des puissances coloniales, fondé sur les règles morales chrétiennes prédominantes. Au Royaume-Uni, les premières lois contre l’homosexualité ont été intégrées à la common law au Moyen-Âge afin de protéger les « principes chrétiens » dans le pays.
En vertu de ces principes, la sexualité était exclusivement associée à la procréation ; à l’origine, il était strictement interdit d’avoir des relations sexuelles dans un but autre que de procréer, de même que des rapports sexuels avec des non-chrétiens. Les « rapports charnels contre l’ordre de la nature » étaient considérés comme une atteinte non seulement au corps et à l’esprit de la personne, mais aussi à la société dans son ensemble. Or, si les pays colonisateurs européens ont depuis dépénalisé les relations consenties entre personnes de même sexe, ces anciennes lois ont laissé des traces dans le droit des anciennes colonies d’Afrique subsaharienne.
L’Angleterre et le Pays de Galles ont aboli les lois criminalisant les relations sexuelles consenties entre personnes de même sexe en 1967, soit trop tard pour que cette abolition touche les pays africains qui avaient obtenu l’indépendance dans les années 1950 et 196033. L’Ouganda et le Kenya, respectivement ancien protectorat et ancienne colonie britanniques, disposent encore aujourd’hui de lois qui érigent en infraction la « relation charnelle contre nature avec une autre personne » et l’« outrage à la pudeur» ; la loi ougandaise a été durcie en 1990 et prévoit désormais la prison à perpétuité comme peine maximale pour toute personne qui a « une relation charnelle contre nature avec une autre personne34 ».
Depuis 2009, l’Ouganda a tenté à plusieurs reprises de faire adopter par son Parlement un projet de loi contre l’homosexualité, qui durcirait encore les peines pour les personnes reconnues coupables d’« homosexualité ».
La France a dépénalisé l’homosexualité en 1791, mais elle a imposé des lois contre la sodomie dans ses colonies, notamment au Cameroun, à des fins de contrôle de la société35. Ces lois continuent d’être appliquées à une fréquence inquiétante. Basile Ndjio, éminent universitaire de l’université de Douala qui mène des recherches sur les comportements discriminatoires, a expliqué à Amnesty International pourquoi, à son avis, la désapprobation violente des personnes et des communautés LGBTI était devenue si répandue. Ses explications sont fermement ancrées dans le passé colonial du Cameroun :
« Sur le plan historique, avant le colonialisme, qui a profondément modifié l’imaginaire et les pratiques en matière de sexualité en Afrique, la plupart des sociétés traditionnelles africaines se caractérisaient par leur tolérance et leur ouverture dans ce domaine. Contrairement aux idées reçues, ce que la colonisation occidentale a apporté, c’est l’homophobie et non l’homosexualité, qui faisait partie des pratiques sociales existantes. L’administration coloniale n’a fait qu’étendre par des lois contre la sodomie la vision moraliste de l’Église, qui considérait les relations entre personnes de même sexe comme une expression du primitivisme culturel et a encouragé les Africains à passer à une sexualité dite “moderne”, c’est-à-dire purement hétérosexuelle36. »
Les Pays-Bas ont imposé le droit romano-hollandais dans la partie sud-ouest de l’Afrique du Sud au 17e siècle, érigeant en infraction les relations consenties entre personnes de même sexe. Ce droit a été conservé même après l’arrivée des Britanniques, qui sont devenus la nouvelle puissance coloniale en 180637.
L’Afrique du Sud a été le premier pays au monde à interdire explicitement la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans sa Constitution de 1996; en 1998, elle a aboli les dispositions contre la sodomie dans les lois annexes. Cependant, le gouvernement a encore beaucoup à faire pour protéger efficacement les personnes LGBTI des attaques violentes dont elles sont victimes.