Le bon Dieu ne s’ennuie pas
Réflexions de Stéphane Lavignotte* publiées par le mensuel protestant Evangile et liberté (France) n° 163, février 2003
Chaque année avec ma femme et mes deux filles nous allons à la Marche des fiertés gays, lesbiennes et transgenres (“ Gay Pride ”). Pour le plaisir de la fête, pour y rencontrer des amis, pour l’acte militant de soutenir l’avancée de l’égalité des droits, pour éduquer nos filles au droit à la différence.
La Marche est critiquée par certains de nos amis qui trouvent que la musique, les déguisements, la présence des drag-queen, des sado-masos etc. donnent une image extrême de l’homosexualité. Que – si cela fut nécessaire – il serait dorénavant contre-productif de choquer pour faire avancer l’acceptation de l’homosexualité.
Une stratégie humaine
La partie du cortège qui m’émeut le plus ne passe pas à la télé, c’est le cortège associatif : Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), grands-parents gays, association Contact des parents et amis d’homosexuels etc. J’ai souvent une larme pour ces simples présences – sans techno, ni flons-flons – qui signifient juste “ j’ai vieilli ”, “ je soutiens ”, “ j’aime ”. A la manière d’une bénédiction, j’aimerais dire “ cela est bon ”. Faudrait-il ces seules présences dans la Marche, sans celle des “ choquants ” ?
Faire deux marches comme le suggère Caroline Blanco (1) ? Didier Eribon (2) rappelle que “ ce double geste de l’inscription dans le monde gay et de la volonté acharnée de s’en distinguer constitue l’une des grandes structures – psychologique, culturelle et politique – du discours gay au cours de l’histoire ”. Déjà dans les années 50, André Baudry, fondateur de l’association “ homophile ” Arcadie, choqué par l’œuvre de Jean Genet, estimait que “ la cause homosexuelle ne peut être illustrée, malgré les apparences, que par ceux qui gardent la mesure dans leur comportement ”(2).
Tout mouvement de transformation est confronté à cette question : que faire de ses extrêmes ? Mais la question pourrait être renversée : que pourrait faire le modéré sans un extrême ? Le modéré serait-il considéré comme tel s’il n’y avait l’extrême ? Luther peut être acceptable parce que la révolte des paysans ne l’est pas. Martin Luther King est raisonnable parce que Malcolm X est inquiétant. Plus que cela.
Comme l’évoque Didier Eribon au sujet de Jean Genet “ il faudrait se demander pourquoi des œuvres qui “ gênèrent ” tant les homosexuels, et leurs inspirèrent même une certaine horreur, purent dans le même temps, exercer une fascination si profonde qu’elles contribuèrent à élargir l’espace public de l’homosexualité.
Et ainsi en conférant une sorte d’autorisation et de légitimité à l’existence homosexuelle, devenir des éléments centraux de la culture gay, par le seule fait, peut-être de parler de ce dont il est quasiment interdit de parler, c’est-à-dire en déplaçant les limites du dicible, et en modifiant le partage du visible et de l’invisible ”.
Il y a une peur que la force de la visibilité – relayée par la télévision – de la “ drag-queen ” réduise l’homosexualité à une image unique, impossible pour beaucoup à assumer. Au contraire, je pense que plus l’extrême pousse loin de la normalité son identité, plus s’ouvre un espace large entre la normalité et l’inacceptable où chacun peut trouver une place à une distance qui lui convient de la normalité. Cela ouvre la palette des dicibles, des visibles, des existences.
Pourtant, je ne voudrais pas m’arrêter là. Je refuse d’enfermer qui que ce soit dans cette image d’un mal nécessaire. Dans les suites de manifestations, les discours sur les “ éléments incontrôlés ” m’ont toujours semblé une parade pour refuser de penser les violences. Dans ces débordements se dit souvent le profond d’un mouvement.
Une traversée pascale
Pourquoi être “ fier ” de se montrer ? Pourquoi le faire avec exubérance ? Je reprendrai d’abord les mots de Dominique Gobelet, prêtre et coordinateur de Chrétiens et Sida – Belgique (3). “ Pour l’adolescent qui réalise un jour aimer une personne du même sexe, véritable parcours du combattant, l’expérience peut tourner au cauchemar, à la nuit (…) N’y aurait-il pas alors un itinéraire étrange qui conduirait de “ l’oiseau de nuit ” (Guy Hocquenghem) au “ vivre à midi ” (Jean-Louis Bory) ?
Quels chemins “ d’exode ”, de liberté, de libération s’ouvrent pour ceux qui décident de sortir de la nuit ? (…) Le “ coming out ” (ne plus cacher son homosexualité à son entourage) ne serait-il pas alors une “ expérience Pascale ” au sens fort du terme ? (…)Le “ coming out ” reste une expérience pascale, il est “ passage ” au sens fort du terme, “ des ténèbres à l’admirable lumière ” (Cf 1P2,9) de la vie. ”
Que la Gay Pride soit l’occasion ou l’anniversaire de cette sortie du placard, n’y a t il pas de quoi être “ folle ” de joie ?
Allons-nous demander à un ressuscité de “ ne pas trop en faire ” ? Allons-nous être aussi peu perspicace que les apôtres qui ne surent pas voir et se réjouir de la résurrection ? D’ailleurs, savons-nous regarder la Gay-Pride ?
Un projet évangélique
Jésus passe son temps dans les évangiles à déplacer tous les gens qu’il rencontre, à les sortir de leur identité. Que l’identité soit infamante (comme celle du percepteur ou de la prostituée), “ bien vue ” par la norme de son temps (comme les juifs pieux) ou “ bien vue ” par les lecteurs auquel sont destinés les évangiles (comme les disciples que Jésus passe son temps à secouer).
Paul invite à abandonner les marqueurs identitaires du judaïsme mais n’incite pas à en fabriquer de nouveaux identifiant à la nouvelle religion.
Comme l’écrit Alain Badiou (4) “ la vérité est diagonale au regard de tous les sous-ensemble communautaires, elle ne s’autorise d’aucune identité et n’en constitue aucune ”. Pourtant, deux mille ans plus tard, non seulement nous accumulons les marqueurs identitaires (hétéros-français-protestants-libéraux, par exemple) (5) mais nous voulons faire rentrer les autres – les gays en l’occurrence – dans l’identité que nous aurions choisi pour eux. Il y aurait le “ mauvais ” gay (la drag-queen, le sado-maso etc.) et le “ bon ” gay, clone de Bertrand Delanoë par exemple. Une partie des gays et lesbiennes jouent ce jeu, inventant une identité gaie ou juste une assimilation à l’identité hétéro.
Dans les deux cas, enfermé identitairement de toute façon, comme l’hétéro l’est aussi. En opposition à cela, dans la lignée de Michel Foucault, est né dans les années 80 aux Etats-Unis, le mouvement Queer. David Halperin, un des théoriciens du Queer, explique (6) : “ A la différence de l’identité gay, qui bien que résolument conçue comme un acte d’affirmation, n’en reste pas moins ancrée dans le fait positif d’un choix d’objet homosexuel, l’identité queer n’a aucun besoin de se fonder sur une vérité quelconque ou sur une réalité stable. (…)
Le queer ne délimite donc pas une positivité mais une position par rapport au normatif (…) Foucault conçoit l’homosexualité non pas comme une espèce nouvellement libérée d’êtres humains, mais comme une position marginale stratégique, à partir de laquelle il est possible d’entretenir et de créer de nouvelles formes de rapports à soi-même et aux autres ”. Pour Foucault reprenant la démarche grecque ancienne, “ l’œuvre à faire, explique Didier Eribon, ce sera alors la vie, qu’il s’agira de réinventer individuellement et collectivement, afin de n’être plus les mêmes que ce que nous étions, et d’échapper à ce qu’on fait de nous ”.
Ne retrouve-t-on pas la structuration du sujets selon le “ non…mais ” que pointe Badiou chez Paul ? “ Structuration du sujet selon un “ non…mais ” dont il faut entendre qu’il n’est pas un état, mais un devenir (…) Car le “ non ” est dissolution potentielle des particularités fermées (dont “ loi ” est le nom), cependant que le “ mais ” indique la tâche, le labeur fidèle dont les sujets du processus ouvert par l’événement (dont le nom est “ grâce ”) sont les co-ouvriers ”.
Seul bémol à cette citation de Badiou: l’événement n’est-il pas la résurrection du christ (“ mort et ressuscité ”), la “ traversée pascale ” dont on a vu qu’elle pouvait s’actualiser individuellement dans la sortie du placard ? De la modification des corps (piercing, body-building…) à l’invention de nouvelles formes de familles, d’un certain rythme de la phrase, du geste, à la création de nouvelles formes de fêtes et de musiques, ce “ labeur ” est bien un chemin collectif d’invention de soi-même qui est alors possible, un déplacement permanent de sa propre nature humaine, un exil créateur permanent ne s’arrêtant dans aucune identité.
Regarder réellement la gay-pride, comme on prend le temps de regarder un paysage pour en saisir tous les détails, c’est alors prendre le risque de ne plus voir une foule d’homos se ressemblant tous mais de distinguer des personnes individuelles dans leur diversité, de voir qu’il y a quelque chose d’encore plus “ bizarre ” que ce que nous pensions : des individus qui inventent de nouvelles formes de natures humaines.
Un projet divin
Le théologien John Cobb est sans doute celui qui a le mieux mis en évidence l’origine divine de ce projet de création permanente. André Gounelle (7) explique bien son point de vu : “ On ne doit pas lire le récit de la Genèse seulement comme un mythe des origines (auquel cas il n’aurait pas grand chose à nous dire). Il faut y voir aussi et essentiellement une description parabolique de la manière dont Dieu agit dans le monde, que ce soit hier, aujourd’hui ou demain. Le monde n’a pas été fait une fois pour toute au commencement.
On se trompe quand on voit dans la création l’acte initial ou le geste fondateur qui marque un début. Elle est un processus continu, une dynamique qui jamais ne s’achève ni ne s’arrête. Sans cesse, Dieu intervient dans le monde et en nous-mêmes. Inlassablement, “ il appelle à l’existence ce qui n’existe pas ” (Romains 4/17) ”.
Ce dynamisme créateur de Dieu ne s’applique pas seulement à la créativité artistique ou culturelle, au développement de la biodiversité de la nature animale ou végétale mais aussi à la diversification des natures humaines (8). “ A chaque instant, il s’efforce de nous persuader pour que nous devenions de nouvelles créatures (…)
A tout moment, dans notre vie quotidienne, nous sommes invités à vivre l’événement de la création. Il est une dynamique à laquelle nous participons activement. Dieu créé en nous rendant créateurs. ” John Cobb fut en dialogue avec la théologie gay américaine, se trouvant en accord pour remettre en cause tout enfermement identitaire, tout substantialisme.
Ce labeur d’invention humaine est ouvert à tous, universel. Tout le monde peut être “ stratégiquement ” gay, inventeur de soi. Comme s’amuse David Halperin : “ cela peut inclure des couples mariés sans enfants, par exemple, ou même (qui sait ?) des couples mariés avec enfants, avec sans doute de très vilains enfants ”.
La Gay-pride est alors une interpellation aux hétéros sexuels : sommes-nous capables de faire nos sortis des placards de la normalité ? De mettre en cause nos enfermements identitaires ? De participer à cette création de soi(s) auquel nous invite le dynamisme créateur de Dieu ?
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(1) Edito de “ Le sel ” de juillet-août 2002.
(2) “ Une morale du minoritaire ”, Didier Eribon, Fayard, 2001
(3) “ De la nuit au soleil ” quelques repères pour un itinéraire de libération, dans Chrétiens et Sida n°38, juillet-septembre 2002.
(4) Alain Badiou, “ Saint Paul, la fondation de l’universalisme ”, Puf, 1997.
(5) ) Bien sûr, nous ne considérons pas cela comme une identité particulière puisque c’est la nôtre. Ce sont les autres qui ont un accent, pas nous. C’est la culture des autres qui est particulière, la nôtre est universelle…
(6) Saint Foucault, David Halperin, EPEL, 2000.
(7) Le dynamisme créateur de Dieu, André Gounelle, Van Dieren éditeur, 2000
(8) De la nature, Serge Moscovici, Métaillé, 2002
* Stéphane Lavignotte est pasteur de l’Eglise Protestante Unie de France.