Sodome et Gomorrhe: tous des sodomites?
Réflexions bibliques du professeur Thomas Römer, publiées sur le mensuel protestante Evangile et liberté (France) n° 163, février 2003, deuxième partie
Mais plus important dans l’histoire de la condamnation de l’homosexualité dans la tradition judéo-chrétienne fut l’histoire de la destruction de Sodome et Gomorrhe, histoire à laquelle nous devons les noms de «sodomie» et «sodomites». Rappelons brièvement le passage qui nous concerne. A la suite de ce forfait des habitants de Sodome, seul Lot et ses filles seront sauvés et l’histoire se termine d’ailleurs par un récit d’inceste. Les filles de Lot couchent avec leur père pour s’assurer ainsi une descendance (à noter que l’auteur n’apporte aucun jugement par rapport à cet épisode).
Les allusions à la destruction de Sodome et Gomorrhe en dehors du premier livre de l’Ancien Testament font de ce récit l’épisode le plus cité dans la Bible parmi les histoires de la Genèse.
Certains de ces textes font apparaître une expression stéréotypée: comme le «renversement» de Sodome et Gomorrhe par Dieu (toujours Elohim, jamais YHWH).
Il s’agit d’une tradition concernant un jugement divin aux premiers jours, comparable au récit du Déluge (2 Pierre 2. 5-6, comme beaucoup de textes juifs de la même époque, met les deux histoires en relation). Genèse 19 est donc une mise en narration de cette tradition d’une (première?) destruction d’une ville (d’une civilisation) par le feu (Déluge: par l’eau). L’originalité de notre auteur est d’avoir mis cet événement en relation avec le personnage de Lot – ce qui n’est nullement attesté dans les autres références à Sodome et Gomorrhe dans l’Ancien Testament. L’histoire en Genèse 19,1-11, concernant Ia transgression du tabou de l’hospitalité, a un parallèle très étroit dans l’Ancien Testament avec l’histoire du Lévite d’Ephraïm: Juges 19,15-25.
On a la même structure, beaucoup de phrases sont identiques; dans les deux cas l’hôte est un étranger parmi les habitants de la ville. Il semble y avoir dépendance littéraire mais il est difficile de trancher dans quel sens va la dépendance. On pourrait avancer l’hypothèse que Genèse 19 est la base pour Juges 19; l’auteur de Juges 19 aurait intégré ce récit dans un épisode plus long (l’histoire du lévite, ch. 19-20) pour montrer que l’époque des Juges se finissait en décadence totale («il n’y avait pas de roi…») et que le crime des habitants de Sodome avait été réitéré par une tribu israélite (Benjamin).
Le récit de Genèse 19
Mais revenons aux versets cruciaux de Genèse 19 à cause desquels on a condamné l’homosexualité presque tout au long de l’histoire de l’Eglise et de la synagogue.
Notons au verset 4 l’agression des habitants de Sodome se trouve en contraste total avec le comportement de Lot et justifie dans la suite la destruction de la ville; ce verset insiste d’abord sur le fait que tous les habitants de Sodome participent à cette agression: les hommes de la ville, les hommes de Sodome, de l’adolescent au vieillard, toute la population jusqu’au dernier.
Cette insistance doit probablement être interprétée dans le sens que même les futurs gendres de Lot sont parmi les agresseurs.
La demande adressée à Lot: «Fais-les [les invités] sortir pour que nous les connaissions» a fait fantasmer beaucoup les commentateurs chrétiens et juifs qui ont souvent interprété cette histoire sous l’angle du «péché abominable de l’homosexualité» dont tous les Sodomites se seraient rendus coupables.
Mais ce n’est guère, ou pas en premier lieu, la présumée homosexualité des habitants de la ville qui va provoquer le jugement.
Notons d’abord des commentaires qui ont contesté toute connotation sexuelle: on a remarqué que le mot yada (= connaître) peut bien désigner des rapport sexuels, mais hétérosexuels; pour les rapports homosexuels (Lévitique 18,22; 20,13) l’Ancien Testament utilise shakan. Selon Bailey, yada pourrait en 19 5 simplement signifier «faire connaissance avec». Lot qui est expressément appelé étranger par les habitants aurait outrepassé ses droits en accueillant deux inconnus dont les intentions pouvaient être hostiles et dont les identités n’avaient apparemment pas été contrôlées. Cette explication donnerait une raison suffisante à la demande: «Où sont les hommes qui sont venus chez toi? Fais-les sortir pour que nous puissions voir qui ils sont».
Si une telle interprétation pouvait à la limite encore être défendue pour le seul verset 5, elle est exclue pour la suite. La réaction de Lot montre bien que les hommes de Sodome tentent une agression d’ordre sexuel, mais en même temps l’initiative de Lot met quelque peu en question l’homosexualité des Sodomites puisque Lot veut leur offrir ses filles en échange. D’ailleurs il n’est logiquement guère concevable que tous les habitants de Sodome (v. 4) soient des homosexuels. Ce qui est en jeu ici c’est le viol, une sexualité sans relation qui réduit l’autre à l’état d’objet pour satisfaire son propre désir. D’ailleurs tous les autres textes de l’Ancien Testament qui parlent du péché de Sodome ne mentionnent jamais l’homosexualité.
Par exemple Ezéchiel 16,49s: «Voici ce que fut la faute de ta soeur Sodome: orgueilleuse, repue, tranquillement insouciante…»
Dans Jérémie 23, 14, il est question d’adultère, fausseté, encouragement des malfaiteurs.
Le Siracide 16,8 parle simplement de l’orgueil.
Cette diversité dans la description du comportement de Sodome montre que la tradition n’était pas fixée sur un péché spécifique mais plutôt sur la destruction effrayante de cette ville. Selon Genèse 19, le péché majeur de Sodome est clairement une atteinte à l’hospitalité et la violation, voire le viol des droits des étrangers – l’hospitalité étant un des piliers de toute société dans le Proche Orient ancien. Cette interprétation du péché majeur de Sodome comme relevant de l’inhospitalité se retrouve dans le Nouveau Testament lorsque Jésus discute le cas où ses disciples seraient reçus avec hostilité:
«Mais dans quelque ville que vous entriez et où l’on ne vous accueille pas, sortez sur les places et dites: même la poussière qui s’est collée à nos pieds nous l’essuyons pour vous la rendre… Je vous déclare: ce jour-là Sodome sera traitée avec moins de rigueur que cette ville-là» (Luc 10,10-12).
Nous n’allons pas traiter maintenant du comportement de Lot qui, pour protéger ses invités, va jusqu’à offrir ses filles; Lot se trouve dans un conflit de loyauté par rapport à l’hospitalité. Notons juste l’ironie du récit: à la fin ce sont les filles qui vont «abuser» de leur père.
Finalement il y a un «happy end» (au moins de cet épisode). Les invités sauvent Lot qui a si vaillamment défendu l’hospitalité. Donc le problème principal, c’est bien la transgression du devoir d’hospitalité. Cependant cette transgression est décrite en prêtant aux habitants de Sodome des tendances homosexuelles agressives qui les mènent vers le viol. Il est difficile de dire quels étaient les fantasmes de l’auteur qui nous a transmis ce texte. L’idée de présenter toute une ville comme potentiellement homosexuelle présuppose éventuellement la connaissance d’une certaine civilisation grecque contre laquelle l’auteur prendrait position. Mais cela est hautement spéculatif et dépend de la datation très incertaine de Genèse 19.
Même si Genèse 19 ne met pas l’homosexualité au premier plan, et c’est là peut-être l’ironie de l’histoire, il n’est guère un seul traité de droit criminel, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qui ne rappelle en préambule le récit de Genèse 19 afin de justifier la rigueur inouïe des lois anti-homosexualité. Et il n’est guère (au moins jusqu’à peu) de traité de morale religieuse qui ne fonde sur la fable biblique l’énoncé mille fois répété de l’interdit.
Mais face à Genèse 19, ou plutôt face à une certaine interprétation de Genèse 19, se trouve dans la Bible hébraïque une autre histoire où la relation entre hommes apparaît dans une autre lumière. L’histoire de David, Saül et Jonathan que j’aimerais brièvement présenter en dernier point.